Chapitre XII

Plusieurs années avant la naissance de Violette, la salle Sanzun avait remporté le Grand Prix de la Porte du Siècle, décerné chaque année à la plus somptueuse entrée de la ville.

Si le hasard mène un jour vos pas devant cet édifice, vous comprendrez pourquoi le jury attribua le prestigieux trophée – une informe statuette en or rose – à cette porte en bois poli, aux exquises charnières de cuivre et à la poignée superbe, faite de cristal étincelant, second au monde par sa pureté.

Malheureusement, les enfants Baudelaire n’étaient pas en situation d’apprécier ce raffinement architectural. Violette bondit en haut du perron la première et saisit la poignée d’une main décidée, sans une pensée pour la trace de suie qu’elle allait laisser sur le cristal.

Par parenthèse, à la place des trois orphelins, jamais je n’aurais eu à pousser la Porte du Siècle. Trop heureux d’avoir échappé au filet de Gunther, j’aurais fui à l’autre bout de la planète pour m’y terrer jusqu’à la fin de mes jours. En tout cas, je n’aurais sûrement pas recherché un nouveau face-à-face avec ce dangereux criminel – face-à-face qui ne va rapporter à nos infortunés orphelins qu’une double ration d’infortune. Mais ces trois-là avaient plus de courage que j’en aurai jamais, et c’est à peine s’ils marquèrent une pause pour rassembler le courage en question.

« Derrière cette porte, songeait Violette, se trouve notre dernière chance de démasquer Gunther et de déjouer ses plans diaboliques. »

« Derrière cette porte, songeait Klaus, se trouve notre dernière chance de délivrer Isadora et Duncan. »

« Soroudzou », songeait Prunille, autrement dit : « Derrière cette porte se trouve la réponse au mystère V.D.C. et à cette nouvelle énigme : pourquoi un souterrain secret menait-il aux décombres de notre maison ravagée par l’incendie qui nous a privés de nos parents et nous a jetés dans cette série noire dont nous ne sommes toujours pas sortis ? »

Droits comme des i – à croire que leurs colonnes vertébrales étaient du même acier trempé que leur courage –, les trois enfants reprirent leur souffle, puis Violette poussa la porte de la salle Sanzun.

Instantanément, ils se retrouvèrent au cœur d’un incroyable tohu-bohu, mot qui signifie ici : « immense foule chic dans une immense salle immensément chic ». Le plafond était d’une hauteur vertigineuse, le parquet brillait à vous rendre aveugle, et le jour entrait à flots par une imposante baie vitrée qui avait manqué de peu, l’année précédente, le Grand Prix de la Fenêtre du Siècle. Trois bannières monumentales pendaient au plafond, l’une exhibant en lettres géantes le mot « ENCHÈRES », l’autre exhibant en lettres gigantesques le mot « IN », et la troisième, deux fois plus titanesque encore, exhibant un monstrueux portrait de Gunther.

Deux cents personnes au moins se pressaient là, debout, et les orphelins virent d’emblée que c’était une foule chic : tout le monde, ou presque, était en costume rayé ; tout le monde, ou presque, avait à la main son pschitt-persil dans un grand verre givré ; tout le monde, ou presque, grignotait, le petit doigt en l’air, l’un des amuses-gueule au saumon offerts par des serveurs ensaumonés – le Café Salmonella étant manifestement le traiteur chargé de l’événement.

Les enfants Baudelaire, quant à eux, n’avaient pas une seule rayure sur le dos. À la place, de la tête aux pieds, ils étaient couverts de crasse et de suie, et sans nul doute ces messieurs-dames in auraient plissé le nez, outragés, s’ils avaient posé les yeux sur le trio. Mais tous les regards étaient braqués vers le fond de la salle, et pas un seul ne se tourna pour voir qui venait d’entrer.

Au fond de la salle Sanzun, perché sur une petite estrade derrière la bannière à sa gloire, Gunther parlait dans un micro. À sa gauche, sur une sellette, trônait un vase de verre décoré de fleurs bleues. De l’autre côté de la sellette, alanguie dans un fauteuil chic, Esmé contemplait Gunther d’un air d’adoration, comme s’il était la Huitième Merveille du monde et non le dernier des scélérats.

— Lot n°46, excusez ! annonça Gunther dans le micro.

Les enfants sursautèrent. Tout à leurs exercices d’escalade et de spéléologie, ils avaient complètement oublié ce simili-accent étranger.

— Ach so, mesdames et messieurs, voyez vase avec fleurs bleues. Vase in. Verre in. Fleurs in, excusez, particulier couleur bleue. Mise à prix, quatre-vingt-dix. Ach so, qui dit mieux ?

— Cent ! lança une voix dans la foule.

— Cent cinquante ! lança une autre.

— Deux cents ! lança une troisième.

— Deux cent cinquante ! enchérit la première.

— Deux cent cinquante-trois ! risqua une autre.

— On arrive juste à temps, chuchota Klaus à Violette. V.D.C., c’est le lot 50. Qu’est-ce qu’on fait ? On démasque Gunther tout de suite, ou on attend qu’il en arrive au 50 ?

— Je ne sais pas trop, répondit Violette tout bas. On était tellement occupés à sortir du trou qu’on n’a même pas réfléchi à un plan d’action.

— Deux cent cinquante-trois, qui dit mieux ? demanda Gunther dans son micro. Deux cent cinquante-trois, une fois… deux fois… trois fois, adjugé ! Venez prendre vase, excusez. Donnez argent, s’il vous plaît, à Mrs d’Eschemizerre ici, excusez.

Une dame en tailleur rayé s’avança jusqu’à l’estrade et tendit une liasse de billets à Esmé, qui sourit jusqu’aux oreilles et lui remit le vase en échange. Les enfants Baudelaire frissonnèrent. Voir Esmé recompter la liasse avec ce sourire de requin, puis la ranger tranquillement dans son sac rayé, alors qu’Isadora et Duncan, pendant ce temps, étouffaient dans un lot, bâillonnés, c’était à vous donner la nausée.

— Évomir ! clama Prunille, autrement dit : « C’en est trop ! Dénonçons ce qui se trame dans cette salle. »

— Dites, les enfants ! intervint une voix – et les orphelins virent un monsieur à lunettes noires se retourner vers eux, l’air sévère, et agiter dans leur direction son canapé au saumon. Veuillez avoir l’amabilité de sortir immédiatement. Ceci est une vente aux enchères. Pas une garderie pour mioches mal débarbouillés.

— Mais on est censés être ici, monsieur, hasarda Violette tout en réfléchissant furieusement. On est venus retrouver nos tuteurs.

— Ne me faites pas rire, dit le monsieur à lunettes noires, qui semblait n’avoir jamais ri de sa vie. Qui voudrait s’encombrer de petits galapiats comme vous ?

— Jérôme et Esmé d’Eschemizerre, répondit Klaus. Nous habitons chez eux, boulevard Noir.

— Ha ! fit l’homme. Facile à vérifier ; on va voir ça tout de suite. Jerry ! Tu peux venir par ici, un peu ?

Au son de sa voix, deux ou trois têtes se tournèrent et posèrent les yeux sur les enfants, mais le reste de l’assistance conserva son attention entière à Gunther qui venait de passer au lot n°47, une superbe paire de chaussons de danse, excusez, entièrement en chocolat blanc. Jérôme se détacha d’un petit groupe et se dirigea vers le monsieur à lunettes noires pour voir de quoi il s’agissait. Lorsqu’il avisa les enfants, les bras lui en tombèrent – ce qui n’est qu’une façon de parler, par bonheur, car il tenait un verre à la main, plein à ras bord de pschitt-persil.

— Vous trois ? Ici ? Les bras m’en tombent. Ou, comme on disait de mon temps, j’en suis complètement baba. Enfin, je veux dire, j’en suis surpris. Surpris, mais néanmoins ravi. Esmé m’avait expliqué que vous n’étiez pas en forme, ce matin.

— Autrement dit, Jérôme, tu connais ces enfants ? s’enquit l’homme aux lunettes noires.

— Bien sûr que oui, je les connais. Ce sont les orphelins Baudelaire. Ceux dont je te parlais tout à l’heure.

— Ah bon, fit l’homme, se désintéressant de la question. Bien bien. Si ce sont des orphelins, passe… Mais entre nous soit dit, Jerry, tu pourrais les rendre plus présentables !

Et il s’éloigna nonchalamment.

— Je déteste qu’on m’appelle Jerry, confia Jérôme aux enfants. Mais bon, je ne discuterai pas ; j’ai horreur des discussions. En tout cas, bien content de vous voir ici ! Dois-je comprendre que vous vous sentez mieux ?

Il tenait à la main un canapé au saumon entamé, malgré son horreur avouée du saumon. Sans doute n’avait-il pas voulu discuter avec les serveurs non plus.

Les enfants échangèrent des regards lourds. Se sentir mieux ? Ils en étaient loin. Ils sentaient même venir le découragement. Répéter à Jérôme qui était réellement Gunther, à quoi bon ? Il allait refuser de discuter. Lui révéler le rôle d’Esmé, à quoi bon ? Il allait refuser de discuter. Lui dire que les enfants Beauxdraps étaient enfermés dans un lot, à quoi bon ? Il allait refuser de discuter. Non, ils ne se sentaient pas mieux du tout. Ils comprenaient trop bien que le seul être au monde capable de les aider était de ceux qui baissent les bras, de ceux à qui les bras tombent pour un rien.

— Menrov ? s’enquit Prunille.

— « Menrov » ? répéta Jérôme, penché vers la toute-petite avec son gentil sourire. Et que signifie donc « menrov » ?

— Je peux vous le traduire, proposa Klaus en hâte. (Peut-être, oh ! peut-être existait-il encore un moyen d’amener Jérôme à intervenir sans pour autant l’obliger à discuter avec quiconque ?) « Menrov » signifie : « Jérôme, vous voudriez bien nous rendre un service ? »

Violette et Prunille se tournèrent vers leur frère, stupéfaites. En réalité, « menrov » signifiait : « Bon, alors, finalement, on lui dit tout ou pas ? » Mais les deux sœurs gardèrent le silence. À coup sûr, Klaus avait de bonnes raisons de mentir à leur tuteur.

— Mais évidemment que je suis prêt à vous rendre un service, répondit Jérôme. De quoi s’agit-il, au juste ?

— Euh, dit Klaus, en lait, j’ai commis une petite erreur de traduction : c’est plutôt une faveur qu’un service. Voilà. Il y a un lot de cette vente qui nous fait très, très, très envie, à mes sœurs et moi. On se demandait si vous voudriez bien l’acheter pour nous, en cadeau.

— J’imagine que oui, dit Jérôme. Je ne savais pas que vous vous intéressiez aux articles in.

— Oh si ! dit Violette, entrant dans le jeu. C’est le lot n°50 qui nous fait tant envie. V.D.C.

— V.D.C. ? fit Jérôme. C’est-à-dire, en clair ?

— Euh, c’est une surprise, improvisa Klaus. Vous voulez bien l’acheter pour nous ?

— Si vous y tenez tant, dit Jérôme, pourquoi pas ? Mais attention, je ne veux pas non plus faire de vous des enfants gâtés. En tout cas, vous arrivez à point nommé. Apparemment, Gunther vient d’adjuger ces chaussons de danse en chocolat, le lot n°50 n’est plus très loin. Venez, allons surveiller les enchères depuis l’endroit où j’étais à l’instant. On y a une excellente vue sur l’estrade, et vous allez même y retrouver un ami à vous.

— Un ami à nous ? s’étonna Violette.

— Vous allez voir.

Ils virent. De l’autre côté de la salle, sous la bannière « IN » où les mena Jérôme, Mr Poe toussait dans son mouchoir blanc, un verre de pschitt-persil à la main.

— Les bras m’en tombent, dit le banquier, sa quinte de toux achevée. Que faites-vous donc ici, les enfants ?

— Et vous aussi, que faites-vous ici ? s’étonna Klaus. On vous croyait en hélicoptère, en route pour un nid d’aigle ?

Mr Poe se détourna, le temps d’une petite quinte.

— Cette histoire de nid d’aigle s’est révélée une fausse piste. J’ai maintenant tout lieu de penser que les jumeaux Beauxdraps ont été embauchés de force dans une fabrique de colle blanche, non loin d’ici. Je dois m’y rendre sous peu, mais je me suis permis, en passant, de faire un petit crochet par les Enchères In. En tant que sous-directeur, j’ai été un peu augmenté, et ma femme m’a demandé d’essayer de lui rapporter quelques éléments de décor marins.

— Mais les… commença Violette.

— Chut ! coupa Mr Poe. Mr Gunther met en vente le lot n°48, et c’est celui que je convoite.

— Lot n°48, excusez ! annonça Gunther. (L’œil luisant derrière son monocle, il observait la foule d’un regard aigu, mais ne semblait pas avoir encore repéré les enfants Baudelaire.) Est grande statue de poisson, peinte rouge, excusez. Très gros, très beau, très in. Assez grand pour dormir dans poisson, si d’humeur, excusez. Mise à prix, quatre-vingt-dix. Qui dit mieux ?

— Moi, Gunther ! lança Mr Poe. Cent !

— Deux cents, enchérit une voix dans la foule.

Klaus se dressa sur la pointe des pieds pour parler à l’oreille de Mr Poe sans être entendu de Jérôme.

— Mr Poe, s’il vous plaît… Il y a une chose qu’il faut que vous sachiez au sujet de Gunther. (C’était sans grand espoir, mais il fallait essayer. Si Mr Poe voulait bien se laisser convaincre, ce ne serait même plus la peine de berner ce pauvre Jérôme.) Mr Poe, Gunther est…

— … commissaire-priseur, c’est évident ! s’impatienta Mr Poe. Deux cent six !

— Trois cents ! riposta l’autre preneur.

— Non, Mr Poe, intervint Violette. Justement pas. Gunther n’est pas commissaire-priseur, pas plus que moi. En réalité, c’est le comte Olaf. Déguisé, une fois de plus.

— Trois cent douze ! enchérit Mr Poe, et il se tourna vers les enfants, sévère. Cessez de dire des inepties. Le comte Olaf est un criminel. Gunther n’est qu’un étranger. Il y a un mot, je ne sais plus lequel, pour désigner la phobie des étrangers. Je suis très étonné de voir chez vous cette phobie.

— Quatre cents ! lança l’autre voix.

— Oui, je sais, dit Klaus. Ce mot, c’est « xénophobie ». Mais il ne s’applique pas ici, parce que Gunther n’est pas non plus un étranger. Il n’est ni commissaire-priseur, ni étranger, ni Gunther !

Mr Poe ressortit son mouchoir, et les enfants attendirent, polis, la fin de cette nouvelle quinte.

— Ce que vous dites là n’a ni queue ni tête, décréta Mr Poe, repliant son mouchoir. Et maintenant, laissez-moi finir d’acheter ce décor marin. Quatre cent neuf !

— Cinq cents ! contra l’autre voix.

— Bon, tant pis, je renonce, se résigna Mr Poe, toussant dans son mouchoir derechef. Cinq cents, c’est beaucoup trop pour une statue de poisson, même de cette dimension.

— Cinq cents, qui dit mieux ? demanda Gunther avec un grand sourire à l’adresse de quelqu’un dans la foule. Ach so ! cinq cents, une fois… deux fois… trois fois, adjugé, vendu ! Si l’acheteur veut bien, excusez, venir apporter argent à Mrs d’Eschemizerre, s’il vous plaît…

— Hé ! regardez donc, les enfants ! dit Jérôme. Regardez qui vient d’acheter le poisson géant : le portier !

— Portier ? s’étouffa Mr Poe, tandis que le portier, dans son manteau trop grand, tendait à Esmé un gros sac de pièces et saisissait à bras-le-corps, non sans grimacer, l’énorme statue de poisson posée sur l’estrade. Un portier ? Je suis surpris qu’un portier puisse s’offrir des emplettes aux Enchères In.

— Il m’a dit qu’il était acteur, aussi, l’informa Jérôme. C’est un personnage très intéressant. Ça vous amuserait de faire sa connaissance ?

— Volontiers, c’est bien aimable à vous, dit Mr Poe, toussotant dans son mouchoir. Je rencontre toutes sortes de gens intéressants, décidément, depuis ma promotion.

Le portier passait justement, soufflant et ahanant, le poisson sur son dos comme un sac de charbon. Jérôme lui tapota l’épaule.

— Venez donc par ici, mon brave, que je vous présente Mr Poe.

— Pas le temps, grogna le portier. Faut que j’aille charger ce gros truc dans la camionnette du patron, et… (À la vue des enfants, il eut un sursaut.) Mais… qu’est-ce que vous faites ici, vous trois ? Vous n’étiez pas censés quitter !…

— Oh ! pas de problème, le rassura Jérôme.

« Mais le portier n’écoutait pas. Il avait fait volte-face – non sans manquer de peu, avec sa queue de poisson, renverser deux ou trois costumes rayés –, et il lançait à pleine voix, vers l’estrade :

— Eh ! patron ! (Gunther et Esmé étirèrent le cou avec ensemble.) Les orphelins ! Ici !

Esmé en resta bouche bée, si saisie par l’effet de surprise qu’elle faillit bien laisser choir sa bourse, mais Gunther se contenta de braquer sur les enfants, à distance, ses petits yeux horriblement luisants, avec et sans monocle. Les enfants se raidirent. Ce regard, ils le connaissaient. C’était celui de leur ennemi juré quand son esprit diabolique tournait à plein régime, derrière un sourire d’homme du monde qui s’apprête à faire de l’esprit.

— Ach ! lança-t-il au portier, forçant sur son accent étranger. Orphelins in ! Pas de problème orphelins ici, excusez !

Esmé leva un sourcil interrogateur, puis elle eut un petit geste évasif et, de sa main griffue, elle fit signe au portier que tout allait bien. L’homme haussa une épaule sous son chargement, puis, avec un sourire étrange en direction des enfants, il reprit le chemin de la sortie.

— Nous allons sauter lot n°49, excusez ! annonça Gunther dans son micro. Nous faisons enchères sur lot n°50, s’il vous plaît, et ensuite, excusez, Enchères In terminées.

— Mais… et les autres lots ? s’informa quelqu’un.

— Supprimés, répondit Esmé, désinvolte.

De toute façon, pour aujourd’hui, j’ai gagné assez d’argent.

— Gagné assez d’argent ? Dans la bouche d’Esmé ? murmura Jérôme. On aura tout vu.

— Lot n°50, excusez ! annonça Gunther.

Un assistant vint déposer un énorme carton sur l’estrade. Il était aussi gros que la statue de poisson – d’un format idéal pour cacher deux enfants. Sur ses flancs était écrit V.D.C. en grosses lettres noires, et les enfants eurent tôt fait de repérer de petits trous percés dans le carton, sur le dessus. En pensée, ils voyaient leurs amis, recroquevillés dans cette boîte, terrorisés sans doute à l’idée d’être emportés clandestinement loin, très loin de la ville.

— V.D.C., excusez, dit Gunther. Mise à prix, dix-neuf. Qui dit mieux ?

— Vingt ! lança Jérôme, avec un clin d’œil aux enfants.

— VD.C. ? Qu’est-ce donc ? s’informa Mr Poe.

— Une surprise, répondit Violette. (Le temps manquait pour entreprendre de tout expliquer au banquier.) Si vous restez jusqu’à la fin, vous verrez.

— Cinquante ! dit une autre voix.

Les enfants se retournèrent vivement. Le second enchérisseur était le monsieur aux lunettes noires, celui qui avait voulu les faire sortir.

— Curieux, glissa Klaus à ses sœurs. Pas l’impression qu’il fasse partie de la bande de Gunther.

— Va savoir, chuchota Violette. Ils ne sont pas toujours faciles à repérer.

— Cinquante-cinq ! enchérit Jérôme.

Esmé le regarda d’un air dur et décocha aux enfants Baudelaire une œillade féroce.

— Cent ! lança l’homme aux lunettes noires.

— Dieux du ciel, les enfants, dit Jérôme, ça commence à devenir chérot. Vous êtes sûrs que vous tenez tant à ce lot ?

— Comment ? se récria Mr Poe, vous faites cet achat pour les enfants ? Je vous en prie, Mr d’Eschemizerre, ne commencez pas à les gâter !

— Ce n’est pas une gâterie ! plaida Violette, redoutant de voir leur tuteur renoncer. S’il vous plaît, oh, s’il vous plaît, Jérôme, achetez-nous le lot 50 ! On vous expliquera tout à la fin.

— Bien, soupira Jérôme. Après tout, il est normal que vous ayez envie de petites choses in, vous aussi, de temps à autre. A vivre au contact d’Esmé… Cent huit !

— Deux cents, renchérit l’homme aux lunettes noires.

Les enfants se tordirent le cou pour mieux voir à quoi il ressemblait, mais il n’évoquait rien de familier.

— Deux cent quatre ! lança Jérôme, et il se tourna vers les orphelins. C’est ma dernière offre, les enfants. Ce lot n°50 monte beaucoup trop haut, et ce petit jeu ressemble bien trop à une discussion pour me plaire.

— Trois cents, dit l’homme aux lunettes noires.

Les enfants échangèrent des regards catastrophés. Que faire ? Leurs amis allaient leur échapper des mains !

— Oh ! Jérôme ! implora Violette. Je vous en supplie, achetez-nous ce lot !

Mais Jérôme, pour une fois, demeura inflexible.

— Un jour, vous comprendrez. Il ne vaut pas la peine de dépenser des sommes folles pour des stupidités.

Klaus en appela à Mr Poe :

— Mr Poe, s’il vous plaît, vous voudriez bien nous prêter un peu d’argent, juste une petite avance sur notre héritage ?

— Pour acheter une espèce de grand carton ? Jamais de la vie, dit Mr Poe. Pour un décor marin, passe encore. Mais je ne veux pas vous voir, à votre âge, gaspiller des sous pour une boîte dont on ne sait même pas ce qu’elle contient.

— Trois cents, qui dit mieux ? Personne ? lança Gunther à la ronde, et il glissa de biais, à Esmé, un petit clin d’œil derrière son monocle. Une fois… deux fois…

— Mille !

Gunther se figea. Une nouvelle enchère pour le lot n°50 ?

Esmé ouvrit de grands yeux, puis sourit jusqu’aux oreilles à l’idée de glisser cette somme dans sa bourse déjà replète. À travers la salle, chacun cherchait des yeux l’enchérisseur audacieux, et nul ne soupçonnait que l’enchérisseur en question n’était pas plus gros qu’un salami.

— Mille ! répéta Prunille de sa petite voix aiguë, et ses aînés en eurent le souffle coupé.

Ils savaient, bien évidemment, que leur petite sœur n’avait pas le premier sou de cette somme ; mais ils espéraient, comme elle, que ce rebondissement allait au moins enrayer la catastrophe.

— Et d’où Prunille tient-elle sa cagnotte ? demanda Jérôme à Mr Poe.

— Euh, au temps où les enfants étaient en pension, Prunille a travaillé comme secrétaire, je crois. Mais j’étais loin de me douter qu’elle avait gagné autant.

— Mille ! soutint Prunille – et Gunther finit par céder.

— L’enchère du plus offrant s’élève à présent à mille, annonça-t-il dans le micro, puis il s’aperçut qu’il parlait trop bien et ajouta : Excusez.

— Grands dieux ! dit l’homme aux lunettes noires. Je ne vais certainement pas mettre plus de mille là-dedans. Ça n’en vaut vraiment pas la peine.

— Pour nous, si ! s’écria Violette, véhémente.

Et les trois enfants, d’un pas résolu, se dirigèrent vers l’estrade.

L’assistance médusée suivait des yeux ces trois acquéreurs de format réduit, qui laissaient derrière eux une petite traînée grisâtre. Jérôme avait l’air complètement baba. Mr Poe avait l’air estomaqué, mot qui signifie ici : « au moins aussi baba que Jérôme ». Esmé avait l’air mauvais. L’homme aux lunettes noires avait l’air de quelqu’un qui voit une affaire lui passer sous le nez. Et Gunther avait l’air de s’amuser prodigieusement, et de plus en plus.

Violette et Klaus grimpèrent sur l’estrade et hissèrent leur petite sœur à leurs côtés, puis ils se plantèrent devant Gunther, leurs yeux lançant des éclairs.

— Donnez l’argent, s’il vous plaît, à Mrs d’Eschemizerre, excusez, leur dit Gunther avec son sourire aux dents longues. Et ensuite, vente terminée.

— La seule chose terminée, dit Klaus, c’est votre odieuse machination.

— Silko ! approuva Prunille.

Et, de ses petites dents redoutables – quoique encore un peu douloureuses de ses récents exploits –, elle entreprit d’éventrer ce carton, avec précaution tout de même, de peur de blesser Isadora et Duncan.

— Dites ! siffla Esmé ulcérée. Défense d’ouvrir ce carton avant de l’avoir payé ! C’est totalement illégal !

— Il est bien plus illégal encore de vendre des enfants aux enchères ! éclata Klaus. Et toute la salle va bientôt voir à quel trafic vous vous livrez !

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Mr Poe, et à son tour il gagna l’estrade à grandes enjambées.

Jérôme lui emboîta le pas, abasourdi, les yeux tour à tour sur sa femme et sur leurs trois jeunes pupilles.

— Les triplés Beauxdraps sont là-dedans, expliqua Violette, tout en aidant Prunille à dépecer le lot. Gunther et Esmé voulaient les emmener clandestinement au diable vauvert.

— Quoi ? s’écria Jérôme. Esmé ! C’est vrai, cette histoire à dormir debout ?

Esmé ne répondit pas, mais de toute maniéré la réponse était dans le carton.

À pleines mains, à belles dents, les enfants s’efforçaient de mettre en pièces l’emballage. Bientôt, une couche de fin papier blanc apparut sous le carton épais, à croire que Gunther avait empaqueté les jeunes Beauxdraps de ce papier dont on enveloppe les chocolats de luxe.

— Courage, Duncan ! dit Violette au contenu du carton. Plus qu’une seconde ou deux, Isadora ! On vous sort d’ici tout de suite !

Mr Poe toussa dans son mouchoir blanc.

— Enfants Baudelaire, voyons ! Je tiens de source sûre que les jeunes Beauxdraps sont dans une fabrique de colle blanche, et non pas dans un carton.

— C’est ce qu’on va voir, répondit Klaus.

À cet instant, Prunille donna un coup de dent décisif. Avec un bruit d’irréparable, le carton s’éventra en deux par le milieu, et son contenu se répandit sur l’estrade. Ici, il faut revenir à un mot laissé sans définition trois chapitres plus tôt. Un « leurre » est certes parfois un poisson – rouge ou d’une autre couleur –, un faux poisson doublé d’un hameçon, fait pour tromper et attraper du poisson plus gros. Jadis, c’était un faux oiseau de cuir doublé d’un appât, utilisé par le fauconnier pour faire revenir son faucon. Mais plus généralement, un leurre, c’est tout ce qui attire et trompe et dupe. Un artifice fait pour berner, pour diriger sur une fausse piste.

Maître Gunther, en préparant sa vente aux enchères, y avait glissé un double leurre.

Ascenseur pour la peur
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